La Banque du Japon abandonnera-t-elle le contrôle de la courbe des taux?
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Le 5 avril 2023
Les manchettes sur la politique monétaire au cours de la dernière année ont été simples : en réaction à l’inflation élevée, les banques centrales du monde entier – la Réserve fédérale américaine, la Banque du Canada et même la Banque centrale européenne, une « pionnière » en matière de taux d’intérêt négatifs, même avant la pandémie – sont en mode resserrement. Cependant, la Banque du Japon fait figure d’exception importante.
Fait étonnant (du moins pour certains observateurs), la banque centrale de la troisième économie mondiale s’accroche au soi-disant contrôle de la courbe des taux, une politique qu’elle a mise en œuvre pour la première fois en 2016. Aujourd’hui, même si l’inflation a atteint des niveaux inégalés depuis dix ans, les taux à court terme sont négatifs et le taux à 10 ans est nettement inférieur à 0,5 %. La Banque du Japon parvient à ce contrôle au moyen de deux façons : en fixant le taux directeur à -0,1 % pour un mois à une extrémité de la courbe et en achetant d’énormes quantités d’obligations à long terme. C’est une sorte d’énorme assouplissement quantitatif.
Au cours des derniers mois, toutefois, de nombreux observateurs du marché ont commencé à se demander combien de temps encore la Banque du Japon maintiendra ces mesures de relance exceptionnelles. Ils signalent une hausse des coûts du programme, que certains pourraient qualifier d’exorbitants. L’inflation hors énergie et aliments frais qui, selon les données de Bloomberg, a atteint 3,5 % (taux annualisé) en février et 3,2 % en janvier est déjà très élevée selon les normes japonaises. Le signe de changement qui fait peut-être le plus les manchettes est que, à compter du début d’avril, la Banque du Japon aura un nouveau gouverneur, car le responsable du contrôle de la courbe des taux, Haruhiko Kuroda, 79 ans, quittera son poste après son mandat de 10 ans. Si Kazuo Ueda, son successeur, un économiste universitaire de 71 ans et ancien membre du comité de politique monétaire de la Banque du Japon, devait affaiblir l’emprise de la Banque du Japon sur la courbe des taux, cela pourrait avoir d’importantes répercussions sur l’économie japonaise, ainsi que sur les marchés obligataires et des devises.
La politique monétaire expansionniste faisait partie des principes de base de ce qu’on appelle « l’Abénomie », le programme de réforme économique mis en place en 2012 par le premier ministre japonais de l’époque, Shinzo Abe, pour stimuler la demande et alimenter l’inflation, qui était faible ou négative depuis des années, pour atteindre une cible de 2 %. En 2016, la Banque du Japon a modifié sa politique monétaire afin d’« établir » le taux des obligations japonaises à 10 ans à zéro, tout en réduisant les taux à court terme en territoire négatif. À l’époque, le contrôle de la courbe des taux était une stratégie très peu orthodoxe : une tentative radicale d’éliminer le spectre de la déflation qui hantait le Japon depuis des décennies. Cependant, alors que la pandémie de COVID-19 frappait l’économie mondiale et que d’autres banques centrales réduisaient les taux, la politique de contrôle de la courbe des taux ne semblait pas si étrange après tout. La politique peu orthodoxe du Japon est devenue une politique monétaire orthodoxe, à divers degrés.
En un peu plus d’un an, toutefois, il y a eu beaucoup de changements et, aujourd’hui, la réticence de la Banque du Japon à normaliser les taux semble de plus en plus déplacée. Le contrôle de la courbe a entraîné des coûts importants. Pour maintenir le taux des obligations à 10 ans dans la fourchette prescrite de -0,5 % à 0,5 % (la fourchette a été élargie à plusieurs reprises depuis 2016), la banque centrale a dû acheter massivement des obligations. Depuis décembre 2022, date à laquelle la fourchette a été élargie pour la dernière fois, les achats d’obligations de la Banque du Japon ont totalisé plus de 10 % du PIB du pays, selon un rapport publié le 22 mars par CLSA, la société d’investissement et de marchés financiers établie à Hong Kong. De plus, selon Reuters, la banque détient maintenant plus de la moitié du marché obligataire du Japon estimé à environ 8 000 milliards de dollars américains.
Par ailleurs, la liquidité des obligations diminue. En raison de l’ampleur de l’assouplissement quantitatif, l’énorme marché japonais est devenu l’un des plus illiquides au monde, ce qui fait craindre aux investisseurs à l’échelle mondiale que ses obligations gouvernementales deviennent un jour non propices à des placements. De toute façon, ces obligations ne sont pas très intéressantes sur le plan relatif. À la mi-mars, le taux des obligations du Japon à 10 ans s’est établi à un peu plus de 0,3 %, soit environ 300 points de base de moins que celui des obligations du Trésor américain à 10 ans.
Les marchés semblent avoir conclu que cette situation est insoutenable. Au cours des derniers mois, ils ont exercé d’importantes pressions sur la partie supérieure de la fourchette de 10 ans. Avant la déclaration de politique finale de Haruhiko Kuroda en mars, les spéculateurs, en supposant qu’un changement de garde à la Banque du Japon pourrait entraîner un changement radical de la politique monétaire, ont même fait passer le taux des obligations à 10 ans au-dessus de 0,5 % (brièvement, bien sûr). Les négociateurs de devises ont également tâté le terrain. Comme on pouvait s’y attendre, le yen a généralement fortement reculé par rapport aux autres devises depuis que la Fed a commencé à relever les taux l’an dernier. Toutefois, il a connu de fortes hausses depuis octobre dernier, les attentes d’un abandon du contrôle de la courbe des taux ayant augmenté.
Bien entendu, ces attentes ne se sont pas concrétisées, du moins pas encore : la Banque du Japon et le contrôle de la courbe des taux ont tenu bon en mars. Mais que fera le successeur de Haruhiko Kuroda? Jusqu’ici, Kazuo Ueda a caché son jeu. Il a déclaré que tout examen de la politique monétaire prendra du temps, que la politique monétaire n’est pas la seule responsable de l’inflation et que l’assouplissement monétaire doit se poursuivre. Pourtant, on a aussi laissé entendre que tout resserrement sera une surprise intentionnelle pour les marchés, c’est-à-dire que la Banque du Japon ne les laissera pas entrevoir une telle mesure. Ce qui, bien sûr, ne fait qu’alimenter les hypothèses.
Le revers de la médaille de la politique de contrôle de la courbe des taux, c’est que, de façon importante, elle exerce l’effet souhaité sur l’économie japonaise. Le Japon est aux prises avec la déflation depuis longtemps, ce qui rend l’inflation de 3 % à 4 %, maîtrisée, comparativement aux économies occidentales, une situation de bon augure. Compte tenu de la réalité démographique d’une population âgée et vieillissante au Japon, l’inflation galopante semble représenter un risque faible. La hausse des prix est également une bénédiction pour les travailleurs japonais. Les récents règlements avec les principaux syndicats donnent à penser que les travailleurs japonais pourraient enfin obtenir d’importantes hausses salariales; Toyota et Honda ont récemment accepté d’accorder aux employés leurs plus importantes hausses salariales depuis des décennies. Par ailleurs, les fabricants japonais tributaires des exportations se réjouissent d’un yen moins cher, car il rend leurs produits plus concurrentiels sur le plan des coûts sur le marché mondial, et la baisse des taux soutient généralement les cours boursiers.
Quelle serait l’incidence de l’abandon de la politique de contrôle de la courbe des taux? Les marchés s’attendent à ce que la Banque du Japon le fasse en laissant la portion à long terme de la courbe des taux augmenter (plutôt que de relever le taux directeur à court terme), ce qui signifie que le dénouement pourrait prendre la forme d’un resserrement quantitatif. Il est toutefois peu probable que la Banque du Japon réduise immédiatement son bilan et, même si la cible ou la fourchette est modifiée, il pourrait encore y avoir des achats, mais à un prix différent. La façon d’y parvenir efficacement est une question ouverte, étant donné que la Banque du Japon vendrait des obligations pour lesquelles elle a essuyé une perte, mais il est clair que le dénouement pourrait perturber les marchés obligataires mondiaux. Il est possible de réduire davantage la demande japonaise de titres étrangers, qui a déjà diminué en partie en raison du coût de la couverture de change. Les obligations australiennes, en particulier, pourraient être touchées par l’abandon du contrôle de la courbe des taux, car l’Australie est depuis longtemps une destination de choix pour les placements en obligations japonaises à l’étranger. Toutefois, l’incidence la plus importante pourrait se faire sentir sur les marchés des changes. À mesure que les investisseurs japonais rapatrieront des capitaux, nous nous attendons à ce que le yen bondisse dans la foulée d’une véritable évolution du contrôle de la courbe des taux, ce qui pourrait miner la vigueur du dollar américain, entre autres.
Cependant, il serait logique pour les investisseurs de modérer leurs attentes à l’égard de tout changement soudain de la Banque du Japon. La mesure la plus probable à court terme est un « ajustement » de la politique de contrôle de la courbe des taux, par exemple, en élargissant davantage la fourchette de taux des obligations à 10 ans ou en modifiant la cible pour les obligations à 5 ans. Il ne fait aucun doute que la Banque du Japon fera preuve d’une grande prudence en laissant les taux augmenter, de peur de ralentir l’économie et de compromettre la reflation. L’effondrement récent des banques aux États-Unis ainsi qu’en Europe et la crainte d’une contagion pourraient donner aux autorités japonaises une excuse pour retarder le processus, surtout si les taux d’intérêt aux États-Unis approchent d’un sommet.
Si nous devions deviner, nous nous attendrions à ce que l’abandon du contrôle de la courbe des taux soit davantage une mesure du deuxième semestre que du deuxième trimestre en 2023. Bien sûr, nous pourrions nous tromper. Mais une chose est claire : l’abandon du contrôle de la courbe des taux est beaucoup plus facile à anticiper pour les investisseurs que pour la Banque du Japon.
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