
Le risque des taux d’intérêt négatifs, un sujet brûlant
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Le 9 juin 2020
Parfois, les marchés financiers refusent d’entendre raison. Pourtant, les représentants des banques centrales aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, ainsi que dans d’autres pays développés, répètent depuis longtemps qu’ils n’emboîteront vraisemblablement pas le pas au reste de l’Europe et au Japon et qu’ils n’opteront pas pour des taux d’intérêt négatifs. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une affirmation catégorique, mais une telle éventualité suscite visiblement le malaise. Le dernier refus en date remonte à la mi-mai, lorsque le président de la Réserve fédérale américaine (la Fed), Jerome Powell, a déclaré que « le Federal Open Market Committee [n’avait] pas changé d’avis. Nous n’envisageons pas cette solution. »
Voilà une réponse plutôt claire. Pourtant, ces dernières semaines, la question se pose de plus en plus de savoir si d’autres banques centrales devraient ou non s’engouffrer dans cette voie-là, tant du côté des observateurs bancaires que des économistes et des gestionnaires de fonds. Chacun y va de son avis, certains évoquant simplement la possibilité d’opter pour des taux négatifs, tandis que d’autres les recommandent vivement. Face aux prévisions de croissance économique moroses, les marchés financiers ont même commencé à intégrer cette idée. En mai, les perspectives relatives aux taux sont légèrement (et brièvement) tombées dans le négatif pour ce qui est des contrats à terme sur les fonds fédéraux américains dus à la mi-2021. Quant aux perspectives relatives aux taux au Royaume-Uni, elles restent défavorables : le bureau de gestion de la dette britannique a récemment émis des obligations à rendement négatif – des bons du Trésor à trois ans assortis d’un taux de rendement de 0,003 % – pour la première fois de son histoire.
Ces bastions des taux d’intérêt traditionnels (c’est-à-dire positifs) sont-ils en train de disparaître? Pas vraiment, même si les investisseurs pourraient avoir à envisager cette possibilité.
Précisons que pour les banques centrales des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni, les taux négatifs ne constituent pas des outils de relance de choix. Avant de s’y résoudre, ces banques sont davantage susceptibles d’accroître les programmes d’assouplissement quantitatif et de financement (à l’instar de la Fed) ou d’appliquer des mesures de contrôle de la courbe de rendement, comme la Banque du Japon avait décidé de le faire il y a plusieurs années. Il ne s’agit en aucun cas de mesures « conventionnelles », mais elles risquent bien moins que les taux négatifs d’altérer le fonctionnement des économies occidentales.
Comment cela se fait-il? Premièrement, les taux négatifs pourraient s’avérer encore plus nocifs pour le système financier, en limitant les profits des banques, en engageant davantage la responsabilité des assureurs et des fonds de retraite, de même qu’en affaiblissant gravement les marchés monétaires, lesquels sont bien plus importants dans le cadre du financement des banques à court terme aux États-Unis qu’en Europe. Deuxièmement, les taux négatifs n’ont pas permis de stimuler l’activité économique avec grand succès, ni en Europe ni au Japon. Certains pays, comme la Suède et le Danemark, sont même allés jusqu’à les réduire, voire les supprimer. Enfin, à ces problématiques d’ordre pratique et empirique s’ajoute un dilemme philosophique : les taux négatifs sont contraires au capitalisme. Notre système repose sur le fait qu’il faut payer pour emprunter et que le risque inhérent à ce prêt permet de faire de l’argent, et non pas l’inverse.
Malgré toutes ces préoccupations, se pourrait-il que les responsables des banques centrales, à l’instar de Jerome Powell, se montrent trop réticents? Face à l’insistance des observateurs, la plupart des banques centrales admettent que les taux négatifs restent un outil envisageable, mais qu’elles ne souhaitent pas y avoir recours « à l’heure actuelle ». Elles pourraient toutefois finir par ne pas avoir le choix si les marchés financiers commencent à intégrer cette perspective plus sérieusement. Après tout, les banques centrales ont souvent suivi l’orientation des marchés et n’ont pas toujours été en mesure de résister à la pression de ces derniers, et ce, malgré bien des tentatives. La pression politique s’accentue également, tout du moins aux États-Unis : le président Donald Trump défend depuis longtemps l’idée d’avoir des taux négatifs et affirme que la dette des États-Unis est la plus solide au monde et qu’elle devrait donc être la plus chère. Sur le plan économique, les taux négatifs pourraient être considérés comme nécessaires, voire inévitables, compte tenu de la crise actuelle. Lors d’une récession, les taux des banques centrales chutent habituellement de quatre ou cinq points de pourcentage. Par conséquent, étant donné que les taux s’élevaient à 2,5 % aux États-Unis et à 1,75 % au Canada au début de la crise, ils pourraient facilement entrer en territoire négatif.
Si ce scénario venait à se produire, certains avantages à court terme pourraient en découler, selon nous : les taux négatifs pourraient stimuler la consommation et l’investissement, le temps de la pandémie de COVID-19. Selon le nombre de pays qui opteraient pour des taux négatifs, ces derniers pourraient également affaiblir les différentes devises, ce qui stimulerait les exportations. Par ailleurs, cela entraînerait presque assurément une baisse des coûts de financement et apaiserait les inquiétudes quant aux problèmes de solvabilité, non seulement pour les particuliers et les entreprises, mais également pour les gouvernements, lesquels sont contraints de payer, d’une façon ou d’une autre, toutes les mesures d’urgence mises en place. Les taux négatifs pourraient même aider certains de ces gouvernements à éviter la faillite : les obligations de l’État de l’Illinois, par exemple, frôlaient déjà le rang d’investissement spéculatif avant la crise. Tous ces « avantages » pourraient prendre une dimension populiste potentiellement intéressante, en pleine année des élections présidentielles américaines : grâce aux taux négatifs, les petits commerçants pourraient profiter des dépenses de Wall Street.
Nous ne soutenons en aucun cas l’adoption de taux négatifs : leurs conséquences peuvent être pénibles à bien des égards et nous ne sommes pas partisans d’une telle solution. Il importe toutefois d’en reconnaître la possibilité, même si elle reste peu probable. Les investisseurs ne devraient pas la rejeter sous prétexte que l’idée est mauvaise. Si les taux négatifs venaient à s’imposer, plusieurs catégories d’actifs pourraient être gagnantes, y compris les obligations (en attendant que les rendements obligataires tombent encore plus bas), l’or (qui servirait de valeur refuge et qui bénéficierait des taux négatifs) et les titres de croissance ou d’autres actifs sensibles aux taux. Ces catégories se sont, dans l’ensemble, plutôt bien comportées pendant le repli récent, même si elles commencent à accuser un certain recul, les marchés ayant commencé à prendre en compte la perspective d’une reprise. C’est pourquoi, quand on en vient à envisager l’impensable – des taux d’intérêt négatifs, par exemple – mieux vaut se préparer et réfléchir aux conséquences en matière d’investissement.
Après tout, il n’y a pas de fumée sans feu.
David Stonehouse est vice-président principal et chef des investissements nord-américains et spécialisés à Placements AGF Inc. Il contribue régulièrement à Perspectives AGF.
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